La zététique pour développer l'esprit critique : quelques outils d'autodéfense intellectuelle
On parle souvent d’esprit critique comme guide de la raison. Faire preuve d’esprit critique pourrait ainsi nous éclairer face à l’irrationalité, aux pseudosciences, aux dérives idéologiques ou sectaires ou même face à toute forme de dogmatisme. C’est bien possible et l’utilisation d’outils adéquats peut certainement nous aider à développer une forme d’autodéfense intellectuelle.
Cependant, quels sont concrètement ces outils à notre disposition ? Comment la zététique peut-elle permettre de développer l’esprit critique ? Pour répondre à ces questions, quelques précisions s’imposent.
Critique de la critique ?
Il est fréquent de comprendre le verbe « critiquer » comme dire du mal de quelque chose ou de quelqu’un. Par exemple, lors de repas entre amis, « l’étiquette » nous recommande de ne pas critiquer les plats (bien souvent très bons) confectionnés avec tant de mal pour nous faire plaisir. Pourtant, quand on jette un œil dans le dictionnaire, on peut trouver ce genre de définition :
CRITIQUER, verbe trans. A. [La critique est un examen raisonné, objectif, qui s’attache à relever les qualités et les défauts et donne lieu à un jugement de valeur] 1. Emploi abs. Exercer son intelligence à démêler le vrai du faux, le bon du mauvais, le juste de l’injuste en vue d’estimer la valeur de l’être ou de la chose qu’on soumet à cet examen. Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales
http://www.cnrtl.fr/definition/critiquer
Relever « les qualités et les défauts »… On peut donc tout à fait critiquer le gâteau au chocolat, même (surtout) s’il est bon ! Il est intéressant de constater comment ce verbe est couramment employé. Bien des gens critiquent les décisions du gouvernement mais il est bien rare que l’on en cite les mérites [1]. Quand une secrétaire critique son patron, il est aussi rare de l’entendre en dire du bien. Bref, critiquer est souvent réduit à son sens négatif et n’est que peu souvent utilisé et compris dans sa signification bivalente : démêler le vrai du faux, le bon du mauvais, le juste de l’injuste, donner les défauts et les qualités, les points positifs et négatifs, etc.
La zététique, « l’art du doute » comme le définit le Pr. Henri Broch, tire ses origines du grec zêtein, qui signifie chercher [2]. Mais chercher quoi ? Et d’ailleurs, comment chercher ? Pour répondre à ces questions, il faut revenir à la définition ci-dessus : zététicien [3] est synonyme de critique. Oui, un zététicien peut passer une bonne partie de son temps à examiner, à se questionner, à tester, à enquêter, à (se) remettre en question, à ronchonner dirons certains, bref, à critiquer. Rrah ! Quelle triste vie. Mais n’êtes vous pas zététicien sans le savoir ? Ne passez-vous pas vous aussi une partie de votre temps à vous interroger, à démêler le vrai du faux, à juger, à faire des choix ? Si la réponse est oui, alors lisez la suite, cher zététicien…
Les « règles d’or »
En s’intéressant en particulier aux phénomènes réputés « paranormaux » la zététique touche un point sensible de nos convictions. Nous sommes ainsi poussés en quelque sorte à examiner certains phénomènes ou témoignages qui mettent à rude épreuve notre sens critique. Certes, un grand nombre de situations quotidiennes et « non-paranormales » font appel nos capacités à juger et faire des choix : pour quel homme/femme politique voter ? Quelle couleur pour mon iPod ? Quel dentiste choisir ? Quelle coupe pour mes cheveux ? Mais la rencontre avec le « surnaturel », comme on l’appelle parfois, peut nous inhiber dans l’utilisation de notre capacité à juger, voire même nous rendre amnésique. C’est justement dans ces occasions qu’exercer son esprit critique devient périlleux et que, tel Mc Gyver et son fameux couteau suisse, il est bien utile de posséder quelques règles zététiques pour nous sortir des situations les plus délicates…
Par son aspect pluridisciplinaire, la zététique s’est enrichie d’un grand nombre d’outils permettant de formaliser et d’expliciter ce qu’Henri Broch appelle « facettes » ou bien encore « règles ». Même si elles ont chacune leur importance, quelques-unes, indispensables, forment un socle commun sur lequel tout bon zététicien peut s’appuyer pour s’aider à y voir plus clair : les « Règles d’Or » dont voici une sélection.
L’ORIGINE DE L’INFORMATION EST IMPORTANTE
Dans la 4ème de couverture de son dernier ouvrage (Broch, 2008) Henri Broch décrit ce qu’il appelle la première la loi de la Zététique : « … c’est de ne pas prendre pour argent comptant tout ce que l’on veut bien nous dire, c’est se donner du recul et c’est, surtout, ne pas se priver de poser des questions, même si elles dérangent. C’est finalement, tout simplement, se remettre dans la situation où le petit être en formation que nous étions posait sans arrêt des questions à son entourage, faisait des hypothèses,… bref cherchait à comprendre le monde qui l’entourait. Il n’y a pas de raison objective pour que cela cesse lorsque le petit enfant grandit. La seule différence, c’est que lorsque l’on grandit, on croit savoir plus de choses et souvent on se drape dans des certitudes. »
Cette règle est assez bien illustrée par la diffusion des rumeurs et autres légendes urbaines (que nous avons tous colportées sans le savoir). L’information reçue alors ne tient souvent qu’à un fil : celui de la vérification à la source et de sa crédibilité.
UNE AFFIRMATION EXTRAORDINAIRE NÉCESSITE UNE PREUVE SOLIDE
Imaginons que vous discutez avec une personne affirmant que les fantômes existent et qui tente de vous convaincre en donnant certains détails troublants, détails vous laissant la plupart du temps sans réponse. A ce stade de la discussion, deux positions peuvent être prises, l’une consistant à se satisfaire de ce témoignage et l’autre consistant à tenter de juger de la valeur de celui-ci. Pour y parvenir, il faut se rappeler qu’une affirmation qui sort de l’ordinaire doit être appuyée par des arguments ou preuves très solides.
Pourquoi cela ? Parce qu’il n’est pas équivalent d’affirmer que vous avez vu un fantôme rôder dans votre maison et de prétendre que vous avez vu la Lune la nuit dernière. Dans ce dernier cas, il ne sera pas nécessaire d’exiger plus qu’une simple vérification (par exemple, on peut observer le ciel). Par contre, l’existence des fantômes remettrait en cause un grand nombre de nos connaissances en physique, en chimie, en biologie, etc. bref, nos savoirs communs, vérifiés et établis à l’heure où vous lisez ces lignes. Il semble alors assez logique d’exiger plus qu’un témoignage comme preuve de leur réalité.
Pour reprendre un sujet bien connu, la découverte d’empreintes dans la neige ou une vidéo floue ne pourra jamais attester de l’existence du Yéti. Le Yéti en chair et en poils, ça, déjà plus…
LA CHARGE DE LA PREUVE REVIENT À CELUI QUI AFFIRME
Cette règle, décisive, est un argument logique à avancer quand on se retrouve confronté à une situation comme celle-ci : « Vous ne pouvez pas nier la possibilité que des êtres venus d’ailleurs viennent sur Terre nous rendre visite à bord d’engins ultra-perfectionnés, sinon, prouvez-moi que ce n’est pas possible ! ». Il arrive que ce type d’affirmation soit avancé quand on touche à certains phénomènes « paranormaux ». Il faut donc garder à l’esprit que la preuve que tel phénomène X existe revient à celui qui affirme. Pourquoi cela ? Car il est impossible logiquement de prouver que ce phénomène n’existe pas.
Prenons un exemple : Bob affirme qu’il peut se transformer en éponge. A cela vous lui rétorquez, à juste titre, que c’est un être humain et que les êtres humains sont incapables de se transformer en éponges. Bob vous répondrait alors : « Est-ce vraiment impossible ? Prouvez-moi que c’est impossible ! »
Là, vous vous dites que Bob est fou. En fait, Bob est très malin : on dit qu’il a retourné la charge de la preuve. C’est un argument piège et pour le déjouer, il suffit donc de se rappeler qu’on ne peut rigoureusement pas prouver que la transformation d’un être humain en éponge est impossible. En effet, vous aurez beau utiliser vos meilleurs arguments, il suffira à Bob de vous dire qu’il y arrive, par exemple, en utilisant « un dématérialisateur ionique à impulsion » que lui ont prêté les habitants d’une autre galaxie venus lui rendre visite, pour réduire vos explications d’impossibilité à néant. Vous allez dire qu’il suffit de montrer que ce procédé est une invention imaginaire et ridicule provenant du cerveau de Bob ? C’est certainement le cas. Mais malheureusement pour vous, impossible de le prouver une nouvelle fois. Bob peut ainsi imaginer toutes sortes d’explications permettant de dire comment il se transforme en éponge sans que vous puissiez lui prouver qu’il a tort. Par contre, il suffirait à Bob de nous montrer comment il s’y prend (et pas seulement sur une vidéo) pour le vérifier et ainsi constater le phénomène (en tout cas, on aurait alors plus qu’un simple témoignage).
Argument qui intervient souvent en dernier recours, l’inversion de la charge de la preuve est assez répandu, c’est pourquoi il faut savoir le reconnaître : « Peut-être qu’un jour on découvrira un être humain capable de se transformer en éponge, vous ne pouvez pas le nier… ». Tout à fait d’accord, mais aujourd’hui, nous n’en avons toujours pas vu…
INEXPLIQUÉ NE VEUT PAS DIRE INEXPLICABLE
Lors de discussions tournant autour de thèmes « paranormaux », il arrive souvent que des témoignages intriguant nous soient rapportés : « J’étais assis en train de regarder la télé quand tout à coup, le chat a miaulé, l’horloge de ma grand-mère qui ne marchait plus depuis sa mort a sonné un coup, et le cadre de sa photo est tombé… ». Témoignage suivi de la question : « Comment pouvez-vous expliquez cela ? ». La réponse est simple : on ne le peut pas [4]. Ce phénomène, aujourd’hui inexpliqué dans l’état de nos connaissances sur le sujet, n’est pas pour autant inexplicable au sens où il n’existerait pas d'explications rationnelles. C’est peut-être simplement le fait de notre ignorance de celles-ci !
L’ALTERNATIVE EST FÉCONDE OU COMMENT SE SERVIR DU RASOIR D’OCCAM
Pour terminer, une facette que l’on ne doit jamais oublier lors d’une investigation sur le terrain ou ailleurs, lorsque le phénomène est avéré et qu’on en possède une trace fiable, tangible. En quelques mots, cette règle nous rappelle que, confrontés à un événement semblant défier les lois « naturelles », l’explication la plus rationnelle doit être privilégiée : « Existe-t-il une autre explication possible, une explication "naturelle" qui - dans les mêmes conditions - donnerait un résultat identique, avec toutes les caractéristiques de ce phénomène "surnaturel" ? L’hypothèse naturelle, moins coûteuse, est alors préférée et l’hypothèse surnaturelle, coûteuse parce que trimbalant en elle des entités non connues, devient superflue. [5] »
Guillaume d’Occam, Franciscain anglais du 14ème siècle, énonça ce principe à peu de choses près ainsi : les entités ne doivent pas être multipliées par delà ce qui est nécessaire ou, plus simplement, évitons de faire compliqué quand on peut faire simple. Un exemple valant mieux qu’un long discours, prenons-en un fort connu des zététiciens : la boîte, la souris et le chat [6] . On enferme un chat et une souris dans une boîte, on attend puis on ouvre la boîte : seul le chat est présent. Plusieurs hypothèses peuvent être formulées :
1/ la souris, capable de traverser le métal par effet tunnel, a fuit ; pas le chat.
2/ la souris est morte asphyxiée et son corps s’est décomposé dans un nuage de photons ;
3/ des extraterrestres de la planète Mû ont enlevé la souris par téléportation mais pas le chat ;
4/ le chat a mangé la souris ;
5/ la souris s’est transformée en chat. Le chat, effrayé, a préféré passer dans une autre dimension ;
6/ il y a eu une bifurcation de l’espace-temps : dans un univers parallèle il ne reste que la souris dans la boîte.
Vous choisirez certainement l’hypothèse n°4. Mais comment prouver que les autres ne sont pas les bonnes ? Et comment justifier que la n°4 est préférable aux autres ? C’est là qu’intervient le rasoir d’Occam. En effet, rien ne peut logiquement prouver que l’hypothèse n°5 est fausse [7]. Mais elle demanderait d’accepter qu’une souris est capable de se transformer en chat, qu’une autre dimension existe et qu’un chat est capable de s’y rendre. On voit ici qu’avoir recours à cette hypothèse plutôt qu’à la n°4 est plus « coûteux » intellectuellement. L’explication « le chat a mangé la souris » implique simplement l’hypothèse que les chats adorent le tartare de souris, hypothèse ne remettant pas en cause toutes les théories physiques actuellement en vigueur.
DC
Bibliographie et livres conseillés sur ce thème :
BAILLARGEON, N. (2006). Petit cours d’autodéfense intellectuelle. (Lux, Éd.) Edition revue et corrigé.
BROCH, H. (2001). Le paranormal (éd. 4e). Editions du Seuil.
BROCH, H. (2008). Comment déjouer les pièges de l’information ou les règles d’or de la zététique. Editions book-e-book.
[1] Certes, des mérites sans doute en nombre restreint…
[2] Pour une définition plus complète, voir ici
[3] En parlant de zététicien, il faudra bien entendu comprendre zététicien et zététicienne…
[4] En réalité, on peut tout à fait expliquer ces faits. Mais rien ne nous garantit que cela soit la bonne explication.
[5] Monvoisin R., La leçon de ChOZ du Professeur Z - Peut-on aiguiser le rasoir d’Occam sous une pyramide ? (2007)
[6] Exemple tiré de http://zeteticien.free.fr/posters/q...
[7] Voir « La charge de la preuve revient à celui qui affirme »