Petit cours de manipulation à l'usage d'honnêtes parents
[Article initialement paru dans la Newsletter n° 55 de l'Observatoire Zététique]
Ce titre, cher lecteur, n’est pas sans te rappeler un livre bien connu j’en suis certain [1]. L’avoir lu dans ma jeunesse (ça fait trois ans) ne m’a pourtant pas permis de déjouer les pièges d’une vente à domicile sournoisement orchestrée. Laisse-moi donc, lecteur mon ami, te conter cette terrible histoire de manipulation mentale à laquelle j’ai été soumis de façon totalement libre.
Pour situer les choses, je suis un jeune papa. Jeune et insouciant, heureux et fier, bref, la vie est belle depuis ce jour du 12 septembre où Zoé est née à 12h28 [2]. Le lendemain, comme il est de coutume dans les maternités, nous recevons la visite d’une dame équipée d’un appareil photo : ma sagacité habituelle me permet d’en déduire que c’est la photographe « officielle » de l’hôpital. Les idées de poses sont classiques mais notre bonheur est aveugle. Rien ne nous est demandé à part nos coordonnées : nous serons contactés plus tard pour une présentation des clichés.
Pour avoir déjà vu ce genre de pratique, je reste toutefois méfiant : où se cache le piège ? Tout simplement dans la promesse d’une photo gratuite. La gratuité est en effet un puissant argument de vente comme nous l’explique Dan Ariely [3]. Ainsi, ce n’est pas la valeur de la ristourne reçue qui compte mais bien le fait que l’on nous propose un article totalement gratuit.
Un mois plus tard et comme convenu, ma femme reçoit un coup de fil de ladite photographe (que j’appellerai dorénavant Elizabeth) qui se propose de venir nous présenter les « superbes » photos de notre « adorable » petite fille : « C’est un travail réalisé avec goût, mais je ne vous en dit pas plus… » Ca tombe bien, j’adore les mystères… Elle viendra un jeudi après-midi, juste quand je n’ai pas cours [4].
Première erreur donc : nous avons accepté de la faire venir. En effet, cette faute est majeure dans le processus qui va à présent se mettre en place. Cialdini nous explique ainsi que notre désir de cohérence, à savoir le fait de toujours agir en accord avec nos actes ou déclarations déjà exécutés, risque de nous pousser à agir dans le sens de ce premier choix : « Dès que nous avons pris position ou opté pour une certaine attitude, nous nous trouvons soumis à des pressions intérieures et extérieures qui nous obligent à agir dans la ligne de notre position première : nous réagirons de façon à justifier nos décisions antérieures. » [5]. Bref, je ne risque pas de la faire venir pour rien. Heureusement, la photographe n’a pas manqué de nous rappeler que, quelque soit notre choix, nous avions droit à une photo gratuite (offerte par la maternité). Première barrière franchie : notre engagement est acquis, la manipulation peut se mettre en place. C’est en effet l’engagement librement décidé (en tout cas le croyons-nous, je rappelle que l’offre de gratuité n’y est pas pour rien) qui constitue le point crucial de cette première barrière psychologique d’autodéfense contre les assauts commerciaux. Cialdini précise que l’engagement est à la source de ce puissant désir de cohérence : « Si je peux vous pousser à un engagement quelconque, j’aurai préparé le terrain et pourrai vous pousser à vous en tenir, avec une cohérence automatique et inconsidérée, à cet engagement. Lorsqu’on a pris position, on a naturellement tendance à se comporter de façon obstinément cohérente avec cette position. » (p.79). Joule et Beauvois (id., p.75) font remarquer à ce propos que ce sont nos « actes comportementaux », nos conduites effectives, bref, nos agissements visibles par les autres qui nous engagent et non pas ce qui se trouve dans nos têtes à l’état d’idées ou de sentiments.
Me voilà donc, en cet après-midi d’automne, à laisser entrer dans notre chez nous l’ogre Elizabeth. J’avoue sincèrement avoir négligé ici un point important : une préparation mentale avec ma femme. Je me croyais sans doute en sécurité, équipé d’un talisman anti-attaque-irrationnelle : mon t-shirt de l’Observatoire Zététique. Un autre point important, en tout cas pour ma part, fut vraisemblablement d’accueillir moi-même la charmante quinquagénaire : je pus alors être soumis à toute une série d’influences centrée autour d’un principe de manipulation bien connu des psychologues : la sympathie. Cela ne surprendra personne mais, de façon générale, nous sommes plus enclins à accepter les demandes de personnes qui nous semblent sympathiques. Cialdini détaille plusieurs façons de se rendre sympathique : l’apparence physique (on trouvera naturellement des qualités à une personne au physique harmonieux), la similarité (nous aimons ce qui nous ressemble), le contact et la coopération (être familier de quelqu’un nous le rend plus sympathique [6], avoir un même but également), l’association (le fait d’être associé à la victoire de l’équipe de France me rendra plus sympathique que si je le suis avec la crise économique) et enfin les compliments. Notre photographe a su parfaitement utiliser bon nombre de ces leviers.
Ainsi, elle me demanda longuement des nouvelles de Zoé (pendant quinze bonnes minutes) et de sa maman, me fit un nombre incalculable de louanges sur sa photogénie (« Vous allez voir, elle est mAAaaagnifique… »), et m’expliqua qu’il ne fallait pas s’inquiéter car, maman elle-même, elle avait vécu la même chose (utilisation de la similarité). Assez bizarrement, alors qu’elle me demandait toutes ces informations, ma méfiance s’estompa. Mais la maman arriva juste à temps et je pus alors retrouver un brin de lucidité en prenant un peu de recul.
C’était sans compter sur la présentation des photos : cette chère Elizabeth nous exposa – après un bref rappel de la gratuité d’un cliché – un album de photos imprimées comme on en trouve de plus en plus le web. Le livre, au format BD, contenait une vingtaine de pages et douze photos de Zoé déclinées en noir et blanc, sépia ou floutée. Le travail, de bonne facture, était nominatif : autant dire qu’il n’attendait plus que notre chèque. Puis vint le défilé des autres articles, tous présentés avec un enthousiasme que nous ne pouvions qu’encourager : quand on voit sa fille en image, on devient très vite gaga. De la photo encadrée à la toile à accrocher au mur en passant par l’album mini pour les grands-parents, tout y passa, même le nounours avec t-shirt imprimé ! Mais aucune présentation de « simples » photos, sans support. Bizarre…
Arrive le moment des tarifs. Elle nous explique qu’il y a différentes formules et nous présente la première : album + photo encadrée + nounours. Dans ma tête, je calcule rapidement et j’estime largement aux environs de 70-80 euros. Elizabeth, sans broncher, nous annonce 280 euros !! Juste quatre fois plus que ma prévision ! Je me retiens de rire et me dis que cette dame est givrée : comment peut-elle espérer que l’on puisse acheter ces articles à un tel prix ?
Mais la dernière étape de la manipulation vient juste de commencer : elle enchaîne en nous présentant les formules suivantes. On passe successivement de 320 à 470 euros, la super-mega formule avec, notons-le, le cédérom des photos. Après un moment d’isolement et de concertation, nous décidons courageusement de négocier : budget maximum 100 euros. C’est ici que le piège va se refermer. En nous écoutant poliment décliner les offres proposées, Elizabeth ne semble pas du tout gênée et nous demande notre budget. Elle nous présente alors d’autres formules, beaucoup moins chères relativement aux premières, mais à partir de 180 euros. Toujours trop cher. Naïvement, nous lui demandons alors s’il est possible de n’avoir que l’album ? Non. Uniquement les photos alors ? « Évidemment !! Je vous propose douze photos plus un album vierge pour 129 euros… ». Trop cher encore. Finalement, pour 100 euros, nous avons choisi dix photos toutes simples, soit… dix euros LA photo ! Pour information, ce sont des photos 15 par 20 cm, belles mais sans plus, photos que l’on peut imprimer en ligne pour douze centimes…
Comment sommes nous arrivés à payer ce prix ? Une bonne porte dans le nez certainement. En effet, juste après son départ et dépité par notre engagement sans réserve pour l’achat déraisonnable commis, je me suis jeté sur le Petit traité à la recherche de cette tactique bien connue qu’est la porte-au-nez. Son principe est simple et utilisé certainement depuis la nuit des temps dans le commerce : il consiste à formuler une première proposition exorbitante avant d’en formuler une seconde qui ne l’est pas, ou qui l’est moins. Joule et Beauvois indiquent l’importance non pas du rejet de la première offre mais surtout du fait qu’on la juge trop coûteuse. On peut très bien rejeter la requête initiale sans pour autant la trouver exorbitante. Il ne faut donc surtout pas hésiter à demander l’impossible. Et quoi de plus impossible que d’inviter des parents au budget rétréci après une naissance à payer presque trois cents euros pour des photos ?!
Cette belle porte-au-nez nous a donc coûté cent euros, pour dix photos… D’ailleurs, quand j’en parle autour de moi, tout le monde me rit bien… au nez naturellement. J’espère au moins que j’aurais convaincu le lecteur que ni ma lucidité, ni mon rationalisme, ni mes connaissances en psychologie sociale, ni même ma fragilité mentale ne sont en cause. Non, tout simplement un engrenage qui, malgré une méfiance naturelle, m’a amené à subir le joug de la soumission librement consentie…
DC
[1] Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens, Joule & Beauvois, Presses Universitaires de Grenoble, 2004.
[2] L’heure ultra précise de la montre de notre sage-femme est fondamentale pour déterminer l’ascendant.
[3] C’est (vraiment ?) moi qui décide, Dan Ariely, Flammarion, 2008.
[4] Tout est prévu évidemment, la photographe ayant « demandé » que je sois présent.
[5] Influence et Manipulation, Robert Cialdini, First Éditions, 2004, p.69.
[6] Dans la mesure où ce contact est associé à des expériences agréables.